[article invité]
Tant de modes de preuves mais si difficiles à utiliser… surtout en 2022
Les employeurs – qui ont souvent la « charge de la preuve » – n’auront jamais disposé d’autant de moyens de preuves qu’aujourd’hui. Notamment par le recours à des logiciels espions pour les télétravailleurs. Mais il n’a jamais été aussi malaisé de les utiliser efficacement devant les tribunaux, notamment pour des motifs graves. Et dans le contexte post-Covid de télétravail accru l’exercice est encore plus ardu. D’autant que le code civil a récemment été amendé avec certaines conséquences en droit du travail.
La vie privée du travailleur, cette fameuse vie privée…
Chaque mode de preuve présente des défauts inhérents mais l’obstacle le plus sérieux est la protection de la vie privée (notamment le RGDP et la loi de 2018) du travailleur (même sur le lieu de travail).
Causes de rejets pour les modes classiques de preuve
La jurisprudence a souvent rejeté au nom de la vie privée des modes de preuves dits « classiques » :
- rapport du détective privé s’il a suivi le travailleur 24h/24 ou que ce travailleur n’a pas été informé du traitement des données (CT Bruxelles 9-6-2017, CT Liège 6-2-2015) ;
- constat d’huissier si les constatations ont été effectuées au-delà des limites de la vie privée et des attentes légitimes (CT Bruxelles 9-6-2017) ; et
- preuves trouvées dans un casier fermé à clé et ouvert sans la présence du travailleur ou à l’occasion d’une fouille.
Mais surtout pour les modes de preuves « technologiques » qui dans le contexte COVID / post COVID d’un monde de télétravail sont devenus essentiels
Mais ce sont surtout les modes de preuves « technologiques » qui sont refusés en justice pour des motifs liés à la vie privée :
- photos et vidéos d’un vol si le travailleur n’est pas informé de la présence d’une caméra et que les conditions légales ne sont pas respectées (TT Liège, 13-3-2017);
- logs d’accès à un bâtiment si le traitement de ces informations a été fait sans respecter la législation ;
- e-mails ou tchats divers en cas de violation du secret des télécommunications, des attentes légitimes des travailleurs ou du caractère déraisonnable du contrôle si l’intégralité du contenus des e-mails privés est consulté (CT Liège 13-9-2017) ;
- logs de géolocalisation si le travailleur n’a pas été informé d’un contrôle (CT Gand, 2-3- 2016), de la finalité du système ou que le contrôle est possible en dehors des heures de travail ou 24h/24;
- données générées par des puces RFID intégrées dans des vêtements ou outils professionnels en l’absence d’un traitement valable ou d’une information ;
- conversations enregistrées à l’insu, de façon préméditée (CT Bruxelles 7-1-2015) ou en un lieu où il ne peut s’y attendre ;
- documents stockés sur un ordinateur marqués privé ou en l’absence de finalité légitime.
Et quid des logiciels espions pour surveiller les télétravailleurs et des logiciels et pratiques anti-espionnage de ces derniers ?
En marge des moyens soft de contrôle (calls réguliers ou de dernières minutes, surveiller la production et l’envoi de mails réguliers, etc.), des logiciels permettant une surveillance pointue de l’activité des télétravailleurs existent tels que Hubstaff, Activtrak, Timedoctor, Flexyspy, Slack ou encore CleverControl. Hubstaff permet de prendre des captures d’écran des travailleurs toutes les cinq minutes, ou encore de traquer les données GPS des téléphones. Time Doctor permet de surveiller précisément le travail des salariés et de connaître sur quelles tâches précises travaille une équipe, le temps passé sur chaque tâche, les usages web des salariés (les sites et les applications visités), l’heure de connexion et de déconnexion, etc. Teramind permet de surveiller le comportement en ligne des salariés (messagerie instantanée, suivi des documents et des fichiers partagés, etc.) et de bloquer l’accès aux sites des réseaux sociaux, au matériel non autorisé sur l’ordinateur du salarié et à d’autres contenus potentiellement malveillants. Ce dernier – comme d’autres – dispose même d’une fonction d’espionnage, qui surveille et enregistre les frappes sur le clavier et les clics sur la souris (ce qu’on appelle le “keylogger”).
Le recours à ceux-ci est très encadré par le secret des télécommunications (314bis du Code pénal et 123 de la loi du 13 juin 2005) et la protection de la vie privée en particulier le fameux Règlement général pour la protection des données (RGDP) entré en vigueur en 2018. On notera aussi la CCT38 sur les nouvelles technologies ou la CCT81.
Pour le premier, l’employeur jouera sur les exceptions légales comme le bon fonctionnement du réseau, les contrôles de qualité dans des calls centers, la preuve de transactions commerciales ou si la loi le permet ou l’impose. Et l’Autorité de protection des données (APD) considère l’article 17 de la loi sur les contrats de travail (pouvoir de surveillance) comme une telle autorisation.
Pour le second, il faut respecter les principes de finalité, de proportionnalité et de transparence qui interdisent des contrôles permanents ou invasifs. La CNIL française a critiqué certaines fonctionnalités des logiciels de contrôle et considère le « keylogger », les outils d’enregistrement permanent ou systématique ou encore les captures d’écran comme illicites sauf exception.
Face à ces logiciels, les employés ont des stratégies comme les fausses déconnections par « frozen face », bug simulé, etc. ou l’usage de contre-logiciels de surveillance comme Presence Scheduler. Pour les trackers d’écran le double fenêtrage est utilisé. Pour les logiciels de surveillance de la souris, on voit des procédés pour la faire bouger soit mécaniquement (ventilateur) soit en trompant son laser (souris dans un verre transparent).
Employeurs démunis ? Non, mais attention !
L’employeur n’est pas démuni et dispose de nombreux moyens de preuve mais il faut prendre des précautions pour renforcer celles-ci, notamment :
- avec des règles claires connues, voire acceptées ;
- en avertissant de la possibilité d’un contrôle ;
- en obtenant si possible un accord (ou son principe) ;
- en remplissant les conditions pour un traitement valable des données ;
- en limitant l’ampleur du contrôle (mots clés, pas de contrôle 7j/7 24h/24, limitation hors des heures de travail / lieux de travail, des personnes impliquées, etc.) ;
- en contextualisant la mise en œuvre – par exemple pour l’enregistrement ;
- en confrontant le travailleur, ce qui permet parfois d’obtenir des aveux ou une sortie négociée, sans le piéger (disproportion numérique, pas de possibilité de conseil, pas de délai de réaction, sur le lieu travail et non un endroit neutre, etc.) pour éviter le vice du consentement.
L’employeur veillera à combiner les modes de preuves.
Antigone au secours des employeurs quand le juge le veut bien…
Une preuve illégale en raison d’une atteinte à la vie privée n’est pas d’office irrecevable. En effet, la Cour de Cassation confirme que le juge peut accepter la production d’une preuve illicite. En matière pénale (arrêt du 9 juin 2004 dit « Chocolatier Manon ») puis en matière civile (arrêt du 10 mars 2008 ou arrêt « Antigone »). Uniquement si la preuve n’a pas de vice affectant sa crédibilité (pas d’enregistrement planifié dans un lieu clos avec des questions préparées) et si le contradictoire est respecté (pas d’extraits choisis d’un enregistrement qui n’est pas produit). Et elle a rejeté l’effet « domino » (la preuve obtenue illégalement « vicie » toutes les preuves ultérieures).
Mais cette jurisprudence n’est pas appliquée de manière cohérente par les cours et tribunaux du pays.
Un droit de la preuve en évolution
Les récentes modifications au droit de la preuve en droit civil impactent le droit du travail et notamment :
- le devoir de collaboration à la preuve étendu avec le risque de voir le tribunal renverser la charge de la preuve dans certains cas et moyennant motivation ;
- les possibilités accrues d’obtention de preuves de la partie adverse par des demandes de mesures avant-dire droit (877 CJ) qui peuvent se transformer en des « fishing expedition » selon la flexibilité ou l’orientation plus pro-employés du tribunal compétent. Qui pour obtenir des logs d’accès, des mails ou d’autres preuves ;
- le risque de voir le calcul des jours modifié dans différentes dispositions y compris en matière de motif grave et de délai pour des sanctions disciplinaires par la non-prise en compte du samedi (actuellement considéré comme un jour ouvrable et compté) ;
- etc.
À propos de l’auteur
Christophe Delmarcelle, Avocat associé DEL-Law, Avocat au Barreau de Bruxelles et au Barreau de Luxembourg (C)