Les droits de douanes US ont provoqué l’émoi sur les marchés et dans le monde économique tout entier. Philippe Ledent, économiste au sein d’ING, décrypte les dynamiques à l’œuvre.
« Les droits de douane sont mes mots préférés du dictionnaire » avait prévenu Donald Trump tout au long de sa campagne électorale en 2024. Une menace que personne n’avait semblé prendre tout à fait au sérieux aux premières semaines de son mandat. Misant sur une croissance américaine encourageante et des promesses de dérégulations, les marchés financiers avaient eux-mêmes du mal à se départir de leur enthousiasme.
Puis survinrent au printemps les annonces brutales des droits exorbitants que le président entendait imposer au reste du monde. Les conséquences ne se firent pas attendre sur les marchés, forçant le Président américain à une série de marches arrière. Mais aujourd’hui, comment appréhender cet environnement macro-économique si chahuté ? Pour nous aider à y voir plus clair, nous avons posé quelques questions à Philippe Ledent, Senior Economist d’ING.
Qu’attendre des négociations bilatérales entre les USA et les autres Etats ?
« Face à Trump, les différents pays appliquent des stratégies très différentes. Le Royaume-Uni s’est très vite engagé dans un accord. L’Europe privilégie le dialogue mais prépare méthodiquement des paquets de rétorsions si celui-ci n’aboutit pas. La Chine n’a pas hésité à entrer dans le rapport de force. On a vu que toutes ces approches donnaient, peu ou prou, le même résultat. Un peu partout, on peut s’attendre finalement à une augmentation de l’ordre de 10% des tarifs douaniers », explique l’économiste. Dans la plupart des cas, ceux-ci seront supportés à la fois par le producteur, l’importateur, le grossiste et la clientèle finale.
« Ainsi répartie, la hausse parait gérable et on devrait éviter les énormes chocs », poursuit-il. A l’intérieur d’une même chaine, ceux qui bénéficient d’un meilleur pricing power (pouvoir de fixation des prix) devraient pouvoir mieux s’en tirer. Mais personne ne sera totalement à l’abri. A la mi-mai, Wall Mart, le géant de la distribution américaine, annonçait ainsi une hausse des prix à venir dans ses hypermarchés, qui génèrera sans doute une baisse de la demande des consommateurs·ices.
La parole de Trump est-elle aujourd’hui démonétisée ? Avec quelles conséquences ?
En partie, oui. « Les différentes parties prenantes, y compris les marchés, apprennent progressivement son mode de fonctionnement. S’il veut obtenir la main, il demande le bras. Ensuite, il revient au coude et on peut entrer dans des négociations », décrit Philippe Ledent. A ce jeu, le président obtiendra bel et bien une augmentation des tarifs douaniers. Fallait-il pour autant faire trembler toute la planète financière ? Pour l’avenir, l’expert met en garde contre les dangers d’une dialectique toxique où des stakeholders ignoreraient de plus en plus les annonces tonitruantes d’un président, renforçant encore son envie de mettre de l’huile sur le feu.
« L’incertitude, c’est très mauvais d’un point de vue économique car cela met tous les acteurs dans l’hésitation » - Philippe Ledent, Senior Economist chez ING
Plus fondamentalement, explique-t-il, « cette incertitude devient un passage obligé sur toute une série de dossiers. C’est très mauvais d’un point de vue économique car cela met tous les acteurs dans l’hésitation ». On sait à quel point un environnement incertain freine les investissements des entreprises…
Le processus de « démondialisation » va-t-il s’accélérer ?
Lotus Bakeries, Apple, Sanofi, … Depuis le « Liberation day », plusieurs entreprises belges et internationales ont annoncés revoir leurs chaines logistiques. Certaines intensifient leur production aux Etats-Unis afin de servir leurs client·es US sans avoir à payer les nouveaux tarifs. D’autres déplacent leurs unités de montage hors des pays frappés par les droits de douanes les plus hauts, Chine et Asie du Sud Est en tête. « Plutôt qu’un choc, Trump provoque une accélération de ce qu’il faut voir comme un processus continu », explique l’économiste.
« La mondialisation correspondait à un mode d’organisation des entreprises où l’on n’avait pas à se soucier de l’origine de ce qu’on importait, de surcroit avec des coûts de transport très bas. La résilience n’était pas un sujet », rappelle-t-il. Mais depuis 10 ans, ce modèle est mis à mal par les différentes crises et mesures protectionnistes. « Le Covid avait été un premier révélateur de fragilités – y compris l’hyperconcentration des pôles productifs – qu’on a, depuis, un peu oubliées. Trump nous les rappelle », poursuit-il. Cette démondialisation ne correspondra pas forcément à une diminution des échanges, mais bien à une plus grande diversification des chaines d’approvisionnement. « Dans un monde soumis à de nouvelles contraintes, se fournir là où c’est le plus efficace ne veut plus forcément dire là ou c’est le moins cher. Les entreprises vont continuer à chercher l’efficience d’une autre manière ».
Que conseiller aux dirigeant·es d’entreprises ?
Aujourd’hui, il est plus que jamais bon pour toute entreprise exportatrice ou fortement exposée à des chaines d’approvisionnement internationales de disposer d’un plan de résilience, en déduit Philippe Ledent. « Cela passe par une bonne analyse de son pricing power, de ses fournisseurs et de leur propre exposition aux risques commerciaux ou réglementaires. Mais aussi par la recherche d’alternatives au cas où ils viendraient à disparaître, en ayant bien mesuré l’impact de tels changements ».
La situation est-elle aussi porteuse d’opportunités ?
A l’issue incertaine, la guerre tarifaire USA-Chine pourrait mener à un surplus de production, que les entreprises chinoises écouleraient en Europe, à prix cassé. Est-ce là le bon moment pour reconstituer ses stocks ? « Les mesures européennes destinées à contrer les produits chinois peuvent être mise en œuvre rapidement », tempère Philippe Ledent. « Cela dit, même si le stockage a un coût, être résilient, c’est aussi être capable de saisir de telles fenêtres d’opportunités, ne fût-ce que parce que l’inverse peut très vite survenir.
Par ailleurs, la perte de compétitivité de produits chinois amènera peut-être certains à se repositionner sur le marché US ». Déceler une opportunité derrière chaque menace n’est-il pas le propre de tout entrepreneur·e ?