Critiquer son entreprise, afficher ses convictions ou plaisanter entre collègues : dans quelle mesure la liberté d’expression s’applique-t-elle sur le lieu de travail ? Décryptage avec notre expert Pierre Nilles.
Peut-on exprimer ses opinions, revendiquer ses croyances ou pointer du doigt son employeur·euse ? En principe oui… mais pas sans réserves. Si la liberté d’expression est garantie par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme, elle n’est pas absolue. « Il s’agit d’un droit fondamental, mais il se module dans le cadre du lien contractuel et de subordination », rappelle Pierre Nilles, avocat associé chez Fidal. En entreprise, ce droit se conjugue avec d’autres obligations, essentiellement le respect du contrat de travail et de ses implications. Autrement dit, tout ne se dit pas n’importe comment ni n’importe où.
Droit de dire, devoir de loyauté
Dans l’entreprise, la parole est libre, à condition qu’elle ne dérape pas. « Un salarié ou une salariée a tout à fait le droit d’émettre une critique ou de ne pas être d’accord », rappelle Pierre Nilles. Cependant, il y a un cadre à respecter : celui de la subordination et de la loyauté contractuelle. Pas question donc de dénigrer son employeur·euse ou de semer la discorde au sein de l’équipe. « Une critique constructive n’est pas un problème. Ce qui pose problème, c’est l’intention de nuire ou le dénigrement. »
Ensuite et plus largement, la loi trace les limites : discrimination, harcèlement, atteinte à la dignité… Même dans une ambiance détendue, l'ironie ne protège pas contre la loi. « On ne peut pas tout justifier par l’humour », prévient l’avocat. L’argument du second degré convainc de moins en moins les tribunaux, surtout lorsqu’il cache des stéréotypes sexistes ou racistes.
Neutralité, un principe (pas si) universel
Et les croyances personnelles ? Autre zone grise. Peut-on porter un signe religieux visible au travail ? Là encore, tout dépend du contexte. « Contrairement aux idées reçues, la neutralité n’est pas un principe général applicable à toutes les entreprises. Elle concerne surtout le secteur public et les agents de l’Etat qui doivent garantir un service égal à tou·tes les citoyen·nes », précise l’expert. Dans le privé, c’est un autre sujet : une entreprise ne peut interdire les signes convictionnels que si elle peut prouver que cette interdiction est nécessaire, justifiée et proportionnée (par exemple, ne pas s’appliquer à une fonction sans contact avec le public).
Ainsi, en décembre 2024, le tribunal du travail de Liège a rappelé ces exigences. Une entreprise avait interdit tous les signes convictionnels de manière générale, mais sans démontrer un risque réel de trouble. La juridiction liégeoise a estimé que la potentialité non documentée de tension ne permettait pas de justifier la politique de neutralité. Résultat : la décision a été jugée discriminatoire.
Pour éviter les tensions, Pierre Nilles croit personnellement davantage à une approche inclusive et libérale : « La politique d’entreprise doit toujours être claire, justifiée et proportionnée. Surtout, elle devrait, à mon sens, privilégier une culture d’entreprise inclusive. À travers des codes de conduite, des chartes ou des politiques de diversité, on peut valoriser la pluralité comme une richesse, et non comme une menace. ».
Réseaux sociaux, le prix de la parole en ligne
Et après les heures de bureau ? Peut-on s’exprimer librement sur les réseaux, depuis son canapé, un vendredi soir ? Pas si sûr. D’après l’avocat associé, un·e salarié·e qui s’exprime sur les réseaux sociaux à titre privé n’engage pas, a priori, son employeur·euse. Cela vaut tant qu’il ou elle ne s’exprime pas au nom de l’entreprise ni dans un contexte professionnel.
Pierre Nilles illustre au travers d’une affaire qui avait défrayé la chronique en Italie il y a quelques années : « Un avocat italien avait affirmé à la radio que son cabinet n’engagerait jamais de personnes homosexuelles. Même s’il n’avait aucun pouvoir de décision, et que son cabinet n’était pas en phase de recrutement, sa déclaration publique a été considérée comme engageant l’employeur, car il était perçu comme représentant l’entreprise. Une discrimination à l’embauche a été retenue contre le cabinet d’avocats. ».
Dans certains cas, même une simple réaction à une publication peut être interprétée comme une prise de position, surtout si elle porte atteinte à l’image, aux valeurs de l’organisation ou aux normes d’une société démocratique (des commentaires racistes ou sexistes sur les réseaux sociaux, par exemple, pourraient, même s’ils s’inscrivent dans le cadre privé, contrevenir aux exigences du contrat de travail).
Conflits d’opinions, prévenir avant de guérir
Peut-on débattre de tout au travail ? En théorie, la liberté d’expression s’applique aussi entre collègues. Dans les faits, certains sujets sensibles (divergences politiques ou sociales) peuvent créer des frictions et générer des tensions. « Dès que les échanges génèrent un malaise, on entre dans le champ des risques psychosociaux », observe l’avocat. C’est alors à l’employeur·euse d’intervenir, non pas en tant que modérateur·ice des idées, mais pour protéger le climat de travail.
Le problème ? Ce qui est socialement acceptable évolue. C’est la fameuse « fenêtre d’Overton » : ce qui paraissait extrême hier peut devenir mainstream aujourd’hui, et inversement. Résultat : on parle plus, plus vite, et les malentendus explosent parfois en plein open space.
Alors, comment faire ? Ni censure, ni laisser-faire. L’objectif n’est pas de museler les opinions, mais de les canaliser dans un cadre clair, propice au dialogue. La sanction ne doit pas être systémique, elle intervient seulement si le dialogue échoue et que la situation compromet la qualité du travail en équipe.
En conclusion, faut-il dès lors inscrire la liberté d’expression dans un règlement interne ? « Pas nécessairement », conclut Pierre Nilles. Cependant, les entreprises ont tout intérêt à définir un cadre clair, via des chartes ou des codes, pour éviter les débordements, sans pour autant brider la parole. Car si la liberté d'expression a ses limites, elle reste un pilier du dialogue social.