Malgré un niveau de richesse élevé, la pauvreté s’accroche en Belgique. Le rapport Horizon 2040 de la Fondation Roi Baudouin et le regard de Bruno Colmant invitent à affronter ce paradoxe.
« On a à peu près 22–23 % de la population belge qui n’a pas quitté la pauvreté, soit presque un Belge sur cinq », constate Bruno Colmant, membre de l’Académie royale de Belgique. Derrière ce pourcentage se cachent des vies entières ballotées par l’exclusion, des générations qui se succèdent sans voir s’ouvrir les portes de l’émancipation. Horizon 2040, un exercice prospectif de la Fondation Roi Baudouin, met cette réalité sur la table et imagine sept futurs possibles, pour provoquer le débat.
Richesse économique VS pauvreté sociale
La Belgique est prospère, et pourtant la pauvreté y reste tenace. Le décrochage n’est pas seulement économique. Il touche au lien citoyen, à l’école, à la santé, à la culture. Autrement dit, il fragilise tout ce qui fonde l’appartenance à une société. Selon Bruno Colmant, la pauvreté morcelle les territoires, sépare les quartiers et crée des groupes sociaux qui coexistent dans des mondes parallèles, mais qui ne se parlent plus. « Le pire, c’est finalement l’abandon lié à la solitude », ajoute l’économiste. Le risque est donc de voir une société qui cohabite mais ne se comprend plus.
Les visages invisibles de l’exclusion
Le rapport Horizon 2040 insiste, lui aussi, sur ce point : la pauvreté ne se réduit pas au portefeuille. Elle touche à la santé, à l’école, au logement, aux relations sociales. Bruno Colmant l’a rappelé lors de l’événement mensuel « ESG For All » chez Beci : « La pauvreté dépasse la seule question financière, il y a aussi beaucoup d’autres facteurs, comme l’isolement, la surcharge administrative. » Dès lors, distribuer de l’argent ne suffit pas toujours à remettre quelqu’un sur les rails : d’autres verrous bloquent encore le chemin.
Même constat du côté d’Yves Dario, coordinateur de projet à la Fondation Roi Baudouin : « La pauvreté ce n’est pas uniquement le manque d’argent, c’est une notion qui est beaucoup plus large que cela, c’est aussi manquer d’un réseau social. » Ceux et celles qui la subissent doivent sans cesse bricoler des solutions et faire preuve d’inventivité. Cependant, elles affrontent aussi la honte, l’isolement, la fatigue d’avoir à justifier chaque démarche. Tous ces obstacles invisibles freinent l’accès aux aides et aux opportunités.
Sept scénarios pour une même société
Avec Horizon 2040, la Fondation Roi Baudouin ouvre la discussion et dessine sept scénarios, élaborés à partir de seize variables, allant de la robotisation à la cohésion sociale. « Ces récits ne sont pas des prédictions », rappelle Yves Dario. « Ils servent à réfléchir aux choix que nous voulons poser collectivement. »
Certains récits décrivent une Belgique qui a su réduire ses fractures grâce à des politiques cohérentes et à des collaborations entre acteurs publics, privés et associatifs. D’autres montrent un pays encore plus divisé, où la pauvreté s’étend au fil des crises. Pour le membre de l’Académie royale, la leçon est simple (en théorie) : « La pauvreté ne disparaîtra pas d’elle même. Si nous ne la traitons pas comme une priorité, elle risque d’éroder la cohésion de notre société. »
Comment briser le cercle ? Pour Bruno Colmant, une partie de la réponse tient dans l’éducation et l’accompagnement de proximité : « Si on donne confiance à un jeune, si on est capable de lui montrer le chemin, il va se sentir en confort. » L’école, les formations, les relais humains dans les quartiers permettent de recréer de la confiance. À l’inverse, le sentiment d’abandon creuse la fracture et nourrit la résignation.
Yves Dario insiste sur la nécessité d’anticiper les transitions à venir. La révolution numérique et la transition climatique vont redessiner le monde du travail. Elles peuvent créer de nouvelles opportunités, mais aussi renforcer les inégalités si l’on ne comble pas la fracture numérique et si l’on n’accompagne pas les « perdant·es » de la transition.
Que peuvent faire les entreprises ?
Interrogé sur la responsabilité du secteur privé, Bruno Colmant ne l'exonère pas : l'entreprise a d'abord une finalité économique, mais elle peut aussi être un levier d'inclusion. « Ce que je rêverais... c'est une entreprise qui serait capable de dire : voilà, je veux former mon personnel à ces sujets. Cela changerait tout. » Former, recruter autrement, créer des partenariats avec le tissu associatif : des gestes qui peuvent, à leur échelle, contribuer à rompre le cercle de la pauvreté. Néanmoins, ces démarches doivent s’inscrire dans la durée, pour éviter l’effet de vitrine.
La pauvreté en Belgique n’est ni une fatalité ni une anomalie passagère. Elle dit quelque chose de nos priorités collectives. Horizon 2040 trace plusieurs futurs possibles, mais tous renvoient à une même question : que sommes-nous prêts à faire pour que l’exclusion recule ? « La pauvreté, c’est l’ombre portée de notre prospérité », résument les deux experts. Une ombre qu’il ne sert à rien de nier, mais qu’il est encore possible d’éclairer.
Chaque mois, le cycle « ESG For All » questionne sur les enjeux social et à la gouvernance. Rendez-vous le 18 novembre pour la prochaine édition « Comment financer sa transition ? » Inscriptions ici